- ÉGALITÉ ET INÉGALITÉ SOCIALES
- ÉGALITÉ ET INÉGALITÉ SOCIALESLes notions d’égalité et d’inégalité sont anciennes. Elles sont présentes dans la philosophie grecque classique, chez Aristote notamment. La notion d’inégalités (au pluriel) est moderne. Elle indique que les sociétés industrielles sont caractérisées par un système de stratification multidimensionnel échappant aux modèles classiques des sociétés de castes ou même de classes. Égalité juridique, égalité politique, égalité «sociale» sont des formes différentes d’égalité. Elles peuvent varier avec une indépendance relative les unes par rapport aux autres, même si elles tendent à apparaître historiquement dans un certain ordre.Dans les sociétés industrielles modernes de type libéral, l’égalité juridique et politique est considérée comme un acquis même si certains feignent de s’étonner de ce que l’influence politique soit, à la différence du droit d’user d’un bulletin de vote, inégalement distribuée. Il convient donc de s’interroger sur l’inégalité des «chances» et plus généralement sur l’inégalité «sociale» (en fait les inégalités sociales). Si l’idéal démocratique implique une égalité des chances de principe, il implique aussi que les inégalités de résultats soient perçues par les partenaires comme légitimes. Dans quelle mesure cet idéal peut-il être atteint? On tentera de montrer que la réponse à cette question essentielle ne peut être que nuancée.La sociologie de l’inégalité des chancesJ.-J. Rousseau traitait de l’inégalité «parmi les hommes»; nous parlons aujourd’hui des inégalités. On dissertait de même, au XVIIIe siècle, sur la liberté; il est aujourd’hui plutôt question des libertés. La substitution du pluriel au singulier indique peut-être une prise de conscience. Prise de conscience du fait que les sociétés modernes, parce qu’elles sont complexes, forment des systèmes dont les éléments sont moins rigoureusement intégrés que dans les sociétés traditionnelles. T. H. Marshall a développé une célèbre théorie évolutionniste selon laquelle sont vouées à apparaître, dans cet ordre, d’abord l’égalité juridique, puis l’égalité politique, enfin l’égalité sociale. Il n’est pas sûr que cette théorie évolutionniste doive être prise au pied de la lettre. Elle est vraie de l’Angleterre et des démocraties libérales. L’égalité juridique y a précédé l’égalité politique: l’égalité devant la loi a précédé l’égalité devant l’urne. La reconnaissance des droits sociaux a suivi. Mais l’égalité sociale est beaucoup plus difficile à définir que l’égalité juridique ou politique. Problématique est également le tracé de la frontière entre égalité économique et égalité sociale. Les démocraties libérales, en acceptant une définition du seuil de pauvreté, s’engagent à tenter d’assurer à tous un minimum compatible avec les besoins de dignité plutôt que de subsistance. Certaines (en fait la plupart) vont plus loin et s’efforcent, par la redistribution, de contenir les inégalités de revenu et de patrimoine à l’intérieur de limites «acceptables». La théorie de T. H. Marshall contient donc une part de vérité, mais une part seulement. Les démocraties populaires de l’ancien bloc de l’Est donnaient un tout autre sens à l’égalité politique. L’égalité sociale est un concept infiniment complexe qu’il faudrait lui aussi mettre au pluriel, ne fût-ce que parce qu’il faut distinguer l’égalité des chances (devant l’école par exemple) de l’égalité des rémunérations (symboliques et matérielles).On se référera ici exclusivement aux sociétés industrielles modernes de type libéral. La préoccupation de la lutte contre les inégalités leur est caractéristique. Et, puisqu’il s’agit d’un sujet immense, on s’interrogera essentiellement sur la capacité qu’ont ces sociétés d’atteindre le double idéal, difficilement accessible, de l’égalité des chances et du maintien de l’éventail des inégalités à l’intérieur de certaines limites.Dahrendorf affirme que, en matière d’inégalités sociales, Rousseau a posé les questions essentielles. Il revient, en effet, à ce dernier d’avoir énoncé trois propositions fondamentales. 1. Les inégalités résultent essentiellement de mécanismes de marchés de nature variable d’une société à l’autre, mais présents dans toute société: «Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix [...] ce fut là le premier pas vers l’inégalité» (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ); 2. Les inégalités tendent à se cumuler; 3. L’autorité publique doit faire en sorte, si elle veut que le contrat social soit viable, que les riches ne soient pas trop riches et les pauvres pas trop pauvres, mais en même temps elle ne doit pas se faire d’illusion sur les limites des politiques d’égalité.Il est vrai que les inégalités tendent à se cumuler. Les individus issus de familles modestes ont en moyenne moins de chances de parvenir à un niveau d’instruction élevé. Ceux qui ont un faible niveau d’instruction ont moins de chances de parvenir à un statut social élevé, d’exercer une profession prestigieuse et bien rémunérée. Il est vrai aussi que les inégalités sont largement engendrées par le jeu des marchés. Estime, revenu, prestige constituent des rémunérations dont le niveau résulte de la confrontation entre une offre et une demande. Il est vrai enfin que le système politique intervient de façon diverse et complexe pour régler, réguler et corriger le fonctionnement des marchés où se forment les rémunérations matérielles et symboliques. Les études quantifiées sur les inégalités tendent toutefois à montrer que les processus générateurs des inégalités sociales sont complexes et, à ce jour, très imparfaitement connus.Niveau d’éducation et statut socialLe sociologue américain Jencks provoqua un effet de surprise confinant au scandale lorsqu’il observa, à partir de données indubitables concernant la population des États-Unis, que, si le revenu et le statut social sont statistiquement dépendants de l’origine sociale et du niveau d’instruction, l’influence statistique de ces dernières variables sur les premières est modérée: «Ni les antécédents familiaux, ni l’aptitude à la connaissance [mesurée par des tests], ni l’instruction, ni la position sociale ne jouent un grand rôle dans l’écart entre les revenus des hommes. En fait, si nous comparons des individus qui sont semblables sous tous ces rapports à des sujets pris au hasard, on ne constate chez les premiers que de 12 à 15 p. 100 en moins d’inégalité ; alors que le statut professionnel se trouve plus étroitement lié au niveau d’éducation qu’à toute autre chose, il existe encore d’énormes différences de statut parmi les gens ayant le même niveau d’éducation [...]. Au plus, ces caractéristiques [milieu familial, résultat aux tests et diplômes] expliquent environ la moitié de l’écart entre les statuts professionnels des hommes» (pp. 194-195). Ces conclusions sont d’autant plus intéressantes qu’elles semblent rejoindre celles de travaux similaires conduits dans des contextes nationaux différents. Girod dans le cas de Genève, Müller et Mayer dans le cas de la R.F.A. observent que le niveau culturel et économique de la famille et le niveau d’instruction expliquent moins de la moitié des écarts de statut et bien moins de la moitié des écarts de revenu. Elles soulèvent néanmoins de difficiles problèmes d’interprétation. Ces analyses ruinent, en effet, les théories qui assimilent les processus générateurs des inégalités à des mécanismes de transmission patrimoniale. L’héritier d’un patrimoine est assuré de sa part d’héritage. En revanche, le fils d’un cadre supérieur a au plus, en France comme en Angleterre, en Suède ou aux États-Unis, une chance sur deux de retrouver un statut social équivalent à celui de son père et, partant, au moins une chance sur deux d’avoir un statut inférieur. En France comme dans les autres « sociétés industrielles », un diplôme plus élevé correspond en moyenne à un statut et à un revenu plus élevés, mais les écarts de revenu et de statut (en termes techniques, la variance du revenu et du statut) sont considérables parmi ceux qui ont le même diplôme. L’analogie avec la transmission du capital ne s’applique ni au processus de conversion des avantages familiaux en niveau scolaire, ni au processus de conversion du niveau scolaire en statut social ou en revenu.Comment expliquer ces phénomènes? On peut, comme Jencks, ou Bowles et Gintis, faire l’hypothèse que des variables difficilement observables ont une part importante dans la détermination du statut et du revenu: ambitions, relations sociales, et pourquoi pas? chance. Bien que cette hypothèse ait quelque vraisemblance, il est difficile de croire que de telles variables puissent rendre compte des 50 p. 100 de variance inexpliqués. Il faudrait pour cela que leur influence soit égale à l’influence combinée des origines sociales et du niveau scolaire. Plus vraisemblablement, il faudrait qu’elle soit supérieure, car il est probable qu’il existe des corrélations positives entre origines sociales et ambitions, origines sociales et relations, etc.Ces différents faits dégagés par l’analyse deviennent, en revanche, intelligibles et compatibles entre eux lorsqu’on les considère comme le produit d’effets de marchés qui sont soumis à des contraintes effectives. Des modèles relativement simples (cf. R. Boudon, L’Inégalité des chances ) montrent, en effet, qu’une influence importante du niveau scolaire sur l’attribution du statut n’est pas incompatible avec le fait que les écarts de statut en fonction du niveau scolaire puissent être importants. Même si un niveau scolaire élevé représente un ticket de priorité efficace, l’incertitude à propos de son statut social peut être très grande pour qui détient ce ticket. Il en est nécessairement ainsi dans tout système institutionnel non complètement planifié. À partir du moment où la distribution des niveaux scolaires résulte de l’agrégation des parcours individuels, il n’y a aucune raison de s’attendre à une adéquation complète entre distribution des statuts et distribution des niveaux scolaires. La distribution des statuts, plus ou moins confusément perçue par les individus, sert sans doute dans une certaine mesure de guide aux choix scolaires individuels (ainsi une profession en voie d’extinction est peu susceptible d’attirer des vocations), mais ce guide est nécessairement incertain. Et la clarté de l’information qu’il est susceptible de donner n’augmente pas son efficacité: à supposer que les études de médecine soient bouchées, pourquoi faudrait-il que j’y renonce, moi, plutôt que mon voisin? Bref, il y a toutes chances pour qu’une inadéquation apparaisse entre les deux distributions.Les mêmes modèles permettent également d’expliquer d’autres paradoxes qui se dégagent des études empiriques. Ils montrent en particulier que même si l’on suppose une influence très accusée des origines sur le niveau scolaire et du niveau scolaire sur le statut, l’influence des origines sur le statut peut être modérée, ce qui est généralement le cas empiriquement.Ces modèles fournissent ainsi une clé aux paradoxes soulevés par des travaux comme ceux de Jencks. À partir du moment où l’on rapporte le processus d’acquisition du statut (ou de n’importe quel bien symbolique ou matériel) à une situation de concurrence qui met aux prises des individus dotés de ressources différentes, on retrouve les résultats paradoxaux mis en évidence par l’observation: bien que le statut soit en moyenne plus élevé pour un niveau scolaire plus élevé, les écarts de statut entre personnes de même niveau scolaire sont importants; bien que des origines sociales élevées rendent plus aisée l’acquisition d’un statut social élevé, les classes supérieures sont largement exposées à la mobilité descendante; de façon plus générale, en dépit de l’influence des origines sur le niveau scolaire et du niveau scolaire sur le statut, les écarts de statut entre personnes de même origine sont très importants. Naturellement, des démonstrations analogues pourraient être effectuées à propos d’autres variables dépendantes, comme le revenu.Le fait que les inégalités telles qu’on les observe résultent d’effets complexes produits par la concurrence des individus sur un ensemble de marchés liés les uns aux autres de façon subtile a pour conséquence que l’intervention volontariste sur les inégalités se heurte souvent à des limites étroites et à des difficultés considérables. Pour reprendre l’exemple précédent, la distribution des statuts ne relève que très indirectement et faiblement de l’intervention de l’autorité publique. Celle-ci peut indirectement agir, en prenant certaines dispositions en matière d’éducation, sur la distribution des niveaux scolaires ou sur la relation entre origines sociales et niveaux scolaires. Mais les effets de cette intervention ne peuvent être que modérés. L’inégalité des chances est dans ce cas le produit complexe: des différences dans les ressources culturelles transmises à l’enfant par la famille; des différences dans les motivations; du caractère répétitif des orientations au long du cursus. Les effets exponentiels de la répétition des choix scolaires peuvent être atténués, en allongeant, par exemple, la période pendant laquelle les enfants sont soumis à un cursus indifférencié. Mais l’extension du «tronc commun» comporte des conséquences négatives évidentes. De plus, elle est partiellement inefficace dans la mesure où elle incite les familles et agents du système scolaire à en contourner la rigueur égalitariste. Si, enfin, l’effet exponentiel résultant de la répétition des choix peut être atténué, il n’est pas possible de l’éliminer, car il faut bien que les cursus soient différenciés à partir d’un certain niveau. On peut, certes, envisager sous un autre angle le problème des inégalités scolaires et entreprendre de réduire les effets de la relation entre origines sociales et motivations en renforçant, par exemple, le caractère autoritaire de l’orientation et en limitant l’autonomie des familles. Mais l’augmentation de l’égalité est difficilement acceptée lorsqu’elle passe par une restriction de la liberté. Il est possible de réduire les différences dans les ressources culturelles transmises à l’enfant par la famille en définissant un enseignement de compensation. Mais il ne paraît ni facilement accepté ni efficace, pour autant qu’on puisse en juger à partir de l’expérience américaine. En fait, seul un système institutionnel très contraignant, peu compatible avec les exigences d’autonomie considérées comme normales dans les sociétés libérales, serait susceptible d’atténuer les inégalités scolaires de manière drastique. On peut en outre s’interroger sur l’intérêt d’un tel système à partir du moment où l’observation et la théorie démontrent que, même dans des sociétés méritocratiques donnant un poids important au diplôme dans le processus d’acquisition du statut, les écarts de statut et de revenu sont considérables entre personnes ayant le même niveau scolaire. Pour conclure sur ce point, l’autorité publique ne peut pas ne pas se donner l’objectif de la réduction de l’inégalité des chances scolaires. Certaines mesures en son pouvoir sont capables d’atténuer effectivement cette forme d’inégalité. Mais une grande partie des mécanismes responsables des inégalités scolaires échappent à son intervention, de sorte que l’effet des politiques d’éducation à cet égard prend l’allure d’une courbe décélérée tendant vers une limite.La distribution des revenusLes propositions qu’on vient d’illustrer sur le cas des inégalités scolaires et des inégalités de statut s’appliquent, mutatis mutandis , à d’autres formes d’inégalités. L’autorité publique ne peut pas ne pas se soucier de réduire les inégalités de revenu. Mais son action ne saurait s’exercer qu’à l’intérieur de limites étroites. Pour concrétiser cette proposition, nous considérerons un point particulier. Il a été fréquemment souligné que la fiscalité indirecte peut avoir des effets régressifs, c’est-à-dire affecter la distribution des revenus dans le sens de l’inégalité. On en comprend aisément les raisons: la consommation de bière est plus importante en Grande-Bretagne dans les classes défavorisées que dans les classes favorisées; or l’impôt indirect prélevé à l’occasion de la consommation d’une chope de bière est évidemment de même importance quelles que soient les ressources du buveur. L’impôt indirect a en outre l’inconvénient d’être contraignant dans la mesure où il a un effet d’orientation sur la structure de la consommation. L’impôt direct peut par contraste avoir une influence progressive sur la distribution des revenus. Il suffit qu’il soit non pas proportionnel au revenu, mais progressif par rapport à ce dernier. Il est d’autre part moins contraignant puisque le contribuable peut utiliser son revenu disponible après impôts comme il l’entend. Malgré cela, il est reconnu que l’impôt direct est en général plus mal supporté que l’indirect. Le jargon de métier résume cette proposition à l’aide d’une métaphore: l’impôt indirect serait «indolore». Pourquoi? Parce que l’impôt indirect est acquitté à l’occasion de l’acquisition de biens individuels . Il s’ajoute au prix du bien hors taxe pour former le prix net du bien. Par contraste, l’impôt direct apparaît au contribuable comme le prix qu’il a à payer pour l’acquisition de biens purement collectifs . Or, non seulement il n’a pas la capacité de choisir entre les biens collectifs qui lui paraissent désirables et ceux dont il ne compte pas lui-même tirer profit, mais en outre les théoriciens des biens collectifs ont montré que ces biens sont sujets à l’effet du free rider (pourquoi devrais-je, moi Dupont, payer pour l’acquisition d’un bien qui, de toute façon, sera disponible pour moi une fois qu’il sera produit?). Ainsi, une partie des difficultés qui s’opposent à la perception sous forme directe de revenus fiscaux perçus sous forme indirecte résulte directement des préférences et attitudes mêmes des contribuables. Il en résulte que l’autorité publique ne peut manquer de rencontrer une opposition si, à des fins d’égalitarisme, elle entreprend d’augmenter de manière trop brutale la fiscalité directe aux dépens de l’indirecte.Sur un plan plus général, si l’autorité publique doit tendre à réduire les inégalités de revenu et plus généralement toutes les formes de rémunérations sociales, elle doit s’efforcer de ne pas atteindre un degré de nivellement tel non seulement que les mécanismes incitatifs essentiels au fonctionnement de la société soient brisés, mais aussi que se développe un sentiment d’injustice au cas où l’équilibre contribution/rétribution serait trop largement compromis. Une question implicitement ou explicitement posée par les discussions sur les inégalités est donc celle-ci: quelle est la forme idéale de la courbe de Lorenz qui montre le degré d’inégalité dans le partage des biens, ou la valeur optimale de l’indice de Gini qui fait la somme, pour chaque individu d’une population donnée, de la différence entre sa position effective sur la courbe de concentration et celle qu’il devrait occuper si le principe d’égalité démocratique était parfaitement réalisé? Dès lors qu’on estime un coefficient de Gini trop élevé ou une courbe de Lorenz trop convexe, il faut bien qu’on se réfère à une valeur ou à une courbure idéales. Laissant de côté les objections qu’on peut opposer à une interprétation trop littérale des mesures d’inégalité, il importe de souligner qu’il est sans doute impossible de définir une distribution idéale (par exemple des revenus). Supposons en effet qu’on soit parvenu à définir et à réaliser une telle distribution, soit D, et qu’on ait démontré que D fait l’objet d’un consensus. Pour reprendre un exemple dû à Nozick, il suffit alors qu’apparaisse un joueur de football prestigieux pour que des milliers de fans transfèrent une partie de leur revenu au joueur en question. Le phénomène provoquera une déformation de D dans le sens de l’inégalité et la distribution sera non plus D mais D . Or D peut être considéré comme collectivement préféré à D, puisque la transformation de D en D résulte de l’expression de préférences individuelles. On en conclut que D ne peut être considéré comme préféré à D et, plus généralement, que la notion de distribution idéale, si elle est indispensable à la discussion politique, est en même temps dépourvue d’assise logique et sociologique. Contrairement à la «démonstration» de Rawls dans son imposante Theory of Justice , il n’existe pas de distribution idéale dont on puisse assurer qu’elle soit légitime et que, ayant des chances d’être perçue comme telle, elle puisse servir de base à la recherche du «consensus» social.Rousseau, sur le problème des inégalités comme sur d’autres, paraît effectivement avoir entrevu l’essentiel. Le sociologue qui se soucie d’analyser les inégalités doit s’efforcer de comprendre les mécanismes de marché complexes qui les sous-tendent. S’il est vrai que les inégalités sont cumulatives, il est également vrai qu’elles ne se transmettent ni ne se cumulent à la manière du capital patrimonial. Le système politique se doit de «lutter contre les inégalités» s’il veut obtenir que les citoyens restent attachés au «contrat social». Mais, il ne peut, sauf à utiliser d’insupportables doses de contraintes contradictoires avec la «liberté civile», les réduire au-delà de limites qu’il est impossible de déterminer exactement, mais dont l’existence est hors de doute. Ces deux facteurs, impossibilité de déterminer les limites de l’égalité et existence de limites (variables puisque dépendantes de l’état général de la société), se combinent pour assurer la pérennité des passions égalitaires inhérentes selon Tocqueville aux sociétés industrielles.On ne peut ici qu’évoquer sommairement le vaste problème de la perception des inégalités, de la relation entre inégalités et frustration, et de la tolérance aux inégalités. Bien qu’il soit mal exploré par la sociologie, un point est acquis: à deux distributions globales identiques de tel ou tel type de biens, qu’il s’agisse de biens matériels ou symboliques, peuvent correspondre des niveaux très différents de frustration collective ou de tolérance collective à l’inégalité. Cela résulte de ce que les mécanismes de la comparaison envieuse sont une fonction complexe non seulement des inégalités objectives, mais de nombreuses autres variables. Bien que l’individu A soit dans une situation plus défavorable que l’individu B, ou que les individus appartenant à un groupe b, il peut ne pas être incité par le contexte social à comparer sa situation à celle de B ou des membres de b. Et s’il est incité à comparer sa situation à celle de B, ou des membres du groupe b (qui devient le groupe de référence de A), il est possible qu’il considère la différence comme légitime. Ce sera le cas si l’inégale distribution lui paraît résulter d’une inégale contribution et être d’un ordre de grandeur acceptable. Par contraste, une inégalité – même négligeable au vu d’indicateurs objectifs – lui sera insupportable, si elle lui paraît résulter de règles de jeu injustifiables ou illégitimes. En résumé, la relation entre le degré des inégalités et le degré du ressentiment qu’elles provoquent est variable selon les conjonctures et selon les types d’inégalités. Elle varie aussi avec les biographies socio-professionnelles des individus. Malheureusement, une politique d’égalité ne peut reposer et être appréciée que sur des critères simples, même s’ils sont faiblement significatifs.
Encyclopédie Universelle. 2012.